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lettre d’Annie Ernaux (écrivaine) lue sur france inter ce 29 mars 2020

"Monsieur Le Président, je vous fais une lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps.

A vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose.
C’est le début de la chanson de Boris Vian ’’Le Déserteur’’ écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie.
Aujourd’hui, quoique, vous proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée, ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à l’autre.
Les armes puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants.
Or depuis que vous dirigez la France, vous êtes restés sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier "-L’état compte ses sous, on comptera les morts-" résonne tragiquement aujourd’hui.
Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité.
Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ces milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF.
Et ceux dont naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient Rien, sont maintenant Tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, le livreur de pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle : la vie matérielle.
Choix étrange que le mot ’’résilience’’ signifiant reconstruction après un traumatisme.
Nous n’en sommes pas là.
Prenez garde, Monsieur Le Président , aux effets de ce confinement, de bouleversement du cours des choses.
C’est un temps propice aux remises en cause.
Un temps pour désirer un nouveau monde.
Pas le vôtre !
Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne de ’’travailler plus’’ jusqu’à 60 heures par semaine.
Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes.
Nombreux à vouloir au contraire, un monde où les besoins essentiels : se nourrir sainement , se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous.
Un monde dont les solidarités actuelles montrent justement , la possibilité.
Sachez, Monsieur Le Président , que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle et ’’Rien ne vaut la vie’’-chanson encore, d’Alain Souchon.
Ni bâillonner durement nos libertés démocratiques, aujourd’hui, restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite en radio- d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale."

Annie Ernaux

Article publié le 1er avril 2020.


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